Panser (avec) les abeilles

Texte écrit en septembre 2020 pour l’exposition au Festiwild  Panser (avec) les abeilles / L’herbier des abeilles.

Les abeilles ont ceci d’extraordinaire et d’unique : elles se nourrissent principalement d’un aliment qu’elles seules savent produire : le miel. Transformé dans le secret de leur jabot, appelé « jabot social », les enzymes opèrent des réactions chimiques, changeant les nectars en miel. Cela fait d’elles les uniques dépositaires d’une recette impossible à reproduire. Aucun sirop ou candi de substitution ne peut remplacer le miel. De cette manière, elles sont autonomes d’un point de vue alimentaire.

Afin de fabriquer ce miel, les abeilles doivent butiner des millions de fleurs. Il est donc nécessaire qu’une grande diversité végétale soit présente dans le paysage afin d’assurer une floraison de mi-février à fin octobre. Les plantes dites mellifères (du grec meli, μέλι, miel) sécrètent un nectar suffisant pour les abeilles et pour toute la cohorte des insectes dits « pollinisateurs » ou « nectarivores ». Un paysage pourvu de ces végétaux, offrant un roulement de floraisons abondantes, se nomme paysage mellifère. Ainsi, les abeilles concentrent les nombreux nectars du paysage dans le miel. Il en porte l’information gustative, il a le goût du paysage.

Manger du miel, c’est manger du paysage.

On le sait, depuis les années 1950, par l’urbanisation, les mono-cultures, les modes de transports, les insecticides, etc, l’entomofaune est en déclin parfois de 80 %. Parmi ces insectes, les abeilles ont un régime de faveur, car les apiculteurs les nourrissent, compensant ainsi le manque de nectar dans les paysages. Mais est-ce réellement une faveur ? Aucun sirop de remplacement n’a les qualités nutritives des miels que les abeilles élaborent pour elles-mêmes.

Penser avec les abeilles, c’est vivre avec elles, s’imprégner pendant plusieurs années de leur mode de vie, essayer de comprendre leurs enjeux et les nôtres, humains, avec cette conscience que nous partageons un destin commun.

Panser les abeilles, c’est imaginer un habitat commun, tel que le paysage mellifère, propice à la vie de toute la cohorte des insectes pollinisateurs, favorisant ainsi les chaînes trophiques pour les animaux qui s’en nourrissent. En rendant l’autonomie alimentaire aux abeilles par le paysage, nous constituons aussi des écosystèmes diversifiés, multiples, plus robustes, résilients.

Dans l’aire de butinage de mon rucher à Die, j’ai voulu savoir de quelles espèces végétales était composé le paysage mellifère. Étant novice en botanique, je me suis laissé conduire par les abeilles. Je les suivais dans leur butinage. Lorsque j’en rencontrais une sur une fleur, livre en main, je l’identifiais puis coupais une hampe florale pour en faire une image photographique. Au fur et à mesure, un paysage s’est ouvert à moi : celui des abeilles et des insectes pollinisateurs. J’ai ainsi constitué un inventaire des plantes mellifères que j’ai appelé L’herbier des abeilles dont je livre un extrait ici.

Chaque année, les plantes exposent au monde leurs fleurs : formes, couleurs, odeurs. Les abeilles y sont sensibles, les butinent pour élaborer leur miel, que nous dégustons : entre êtres vivants, nous partageons une communauté de sens.

Panser (avec) les abeilles, c’est se tenir à un seuil, celui de leur monde. Cette posture liminaire suscite pragmatisme et imaginaire, mythe et réalité, où chacun alimente l’autre.


Texte publié le 14 février 2020

Nous vivons désormais dans un contexte de destruction de la biosphère par la pollution des sols, de l’air, de l’eau, ayant comme conséquence l’appauvrissement des écosystèmes, l’effondrement des populations animales sauvages (des champs, des forêts, mammifères comme aviaires), ainsi que la saturation sans précédent des perturbateurs endocriniens dans nos corps. La disparition massive des insectes est dû à la destructions de leurs milieux de vie par l’extension inexorable des zones urbaines bétonnées, aux suremplois des pesticides & insecticides dans l’agriculture, au changement climatique maintenant prégnant, créant ainsi des cassures dans les chaînes trophiques et favorisant des effondrements de population d’insectes, d’animaux, de végétaux au bénéfice de la pullulation de quelques autres, faute de prédateurs.

Panser (avec) les abeilles, c’est partir de cette extrême précarisation de leur situation. C’est, tout d’abord, penser un contexte, un entrelacs abeille, que l’on peut résumer selon ces termes  : conditions d’existences des abeilles ~ réparation des écosystèmes ~ soins ~ cohabitations ~ adaptations ~ recompositions des paysages comme milieu vivant.

Panser (avec) les abeilles propose un décentrement salvateur : l’humain n’est plus au centre du monde mais un habitant d’un milieu vivant où les abeilles, dans notre perspective, se tiennent comme référents et guides. Pour « refaire sens » avec le vivant, une alliance est proposée avec elles.

Panser (avec) les abeilles se présente comme un seuil, une porte ouverte au vivant. Il y en a bien d’autres, mais nous verrons progressivement les ouvertures que procurent un compagnonnage avec des abeilles. Il est, du reste, très ancien et depuis que les humains ont placé des abeilles dans leur espace, elles sont l’objet de vénération, de respect, de méfiance, d’attrait et d’admiration apparaissant dans de multiples rites, et récits. Les substances qu’elles élaborent (miel, propolis, cire et venin) rentrent depuis au moins le néolithique dans les pharmacopées des peuples et civilisations qui en font soit le prélèvement soit la culture et, depuis le début du 20ème siècle, pollen et gelée royale sont maintenant utilisés.

Panser (avec) les abeilles est un point de départ, un ancrage, une prise sur le réel, une façon d’atterrir1, pour ensuite redéployer des pratiques et des imaginaires parmi les vivants avec qui nous partageons des relations sensibles, d’attraction, de répulsion, de prédation, d’élevage, de culture. Il s’agit donc de redéfinir, dans le vivant, ce qui est de l’ordre du symbiote et ce qui est de l’ordre du parasite, du nuisible, pour redessiner des frontières, recomposer des mondes, créer de nouveaux collectifs entre entités naturelles, d’établir des règles et des lois au sein desquelles les entités naturelles sont des « sujets de droit », et non-plus des objets, bref, ne plus faire n’importe quoi avec n’importe qui et n’importe comment : il s’agit de déclarer que nous partageons, entre les vivants, un destin commun.

Pour cela, nous partons des conditions d’existence des abeilles, d’une situation particulière qui constitue la « clef », l’enjeu premier autour duquel notre dispositif va se déployer : il s’agit de rendre aux abeilles leur autonomie alimentaire, la base de leur condition d’existence. Depuis les années 1950 que les abeilles mellifère ont perdu progressivement cette autonomie alimentaire (pour ne l’avoir quasiment plus en 2020) cela signe le passage entre un monde vivable à un monde invivable, pour les abeilles, pour l’ensemble de la biosphère, l’humain compris.

L’abeille mellifère, en effet, est particulière dans le règne animal et c’est en cela qu’elle nous intéresse : elle se nourrie de substances transformées qu’elle seul produit. Les deux aliments qui constitue son bol alimentaire quotidien est constitué de miel et de « pain d’abeille ». Or ces deux substances sont élaborés par leur unique soin. Le miel est du nectar transformé par leur enzymes et le « pain d’abeille » est du pollen légèrement fermenté par mélange avec du miel, pour donner ce que les apiculteurs nomment ainsi le « pain d’abeille ». Nectars et pollens sont donc les matières premières pour élaborer ensuite d’autres substances : miel, « pain d’abeilles » mais aussi  gelée royales, bouillie larvaire et cires. Personne d’autre peut se substituer aux abeilles pour fabriquer leurs nourritures.
L’abeille se trouve donc dans une boucle fermée,  une autonomie d’un point de vue alimentaire. Pour que cette boucle ne soit pas rompu cela exige qu’il y ait une présence de floraison en quasi permanence de la fin d’hiver à l’automne. Car c’est dans les fleurs des végétaux, dits mellifères ou nectarifères, que les abeilles trouvent nectar et pollen. Cette boucle est vertueuse tant que les paysages autour de l’essaim d’abeille est diverse, dense en quantité et qualité en plantes nectarifères ou mellifères2. Dès que ce paysage disparaît en diversité florale et donc dès que la biodiversité se réduit, les abeilles et la cohorte des insectes pollinisateurs sont menacés, les écosystèmes sont fragilisés, moins résilients, dévitalisés.

Dès lors, il commence à se dessiner un paysage, des comportements, des usages, des relations, des imaginaires que nous allons explorer dans les différents travaux qui suivent.
Panser (avec) les abeilles débouche sur le manifeste du paysage mellifère, le jardin bleu, l’herbier des abeilles, des dispositifs théoriques, sensibles, pragmatiques qui permettent de déployer un usage du monde possible avec le vivant, dans des paysages féconds.

1 « Où atterrir ? Comment s’orienter en politique » de Bruno Latour. Éd La Découvrte

2 Voir le site génial http://apibotanica.inra.fr/